Voir enfin leur enfant à sa descente d’avion est une expérience surréaliste que peu de parents peuvent imaginer.
Cela se passait à la sortie des vols internationaux de l’aéroport Montréal-Trudeau, en décembre 2006. Les jumelles de trois ans et demi étaient assises côte à côte sur un chariot à bagages, le regard vide, étourdies par tous les nouveaux visages. Mireille De Keiser, vice-présidente de l’organisme québécois Accueillons un enfant à l’époque, les poussait doucement vers nous. Quand elle les a prises tour à tour dans ses bras pour les déposer dans les nôtres, les pauvres se sont mises à hurler. Ma belle-mère, qui achetait une bouteille d’eau au casse-croûte d’à côté, a entendu la caissière lui dire : « Sûrement une adoption internationale. »
Mon mari et moi avions espéré ce moment pendant plus d’un an. J’aimerais pouvoir dire que ce fut l’extase, mais je me sentais comme un imposteur ! À vrai dire, j’étais angoissée. Je n’ai commencé à me relaxer qu’à la maison, quand nos filles se sont ruées sur les peluches qui les attendaient.
Pour des raisons administratives et de sécurité, nous n’avons pas fait le voyage classique des parents qui se rendent à l’étranger chercher leur enfant. Certains critiquent notre choix, et moi-même, je le regrette parfois. Mais la décision d’y aller ou pas reste assez anecdotique en regard de l’ampleur de la tâche qui attend les nouveaux parents. Car le véritable voyage de l’adoption internationale commence à l’arrivée des enfants. Un voyage qu’il vaut mieux faire avec, dans ses valises, un certain nombre d’outils. Et seulement si on aime sortir des sentiers balisés !
L’une des clés de l’adoption réussie : admettre, avant même le départ, que l’expérience n’aura rien d’agréable pour l’enfant, surtout au début. Prenez nos jumelles. Abandonnées par leurs parents à 18 mois, elles avaient passé les 23 mois suivants dans un orphelinat d’Haïti. Elles ne parlaient que créole. Et là, en ce 19 décembre, on les arrachait à tout ce qui leur était familier pour les asseoir dans une bruyante « machine » volante, avant que deux inconnus s’exprimant dans une langue incompréhensible leur enfilent de curieux vêtements, les sanglent dans une autre « machine » et les conduisent dans une maison étrange !
Les connaissances sur l’adoption ont beaucoup évolué depuis 20 ans, les services aussi. Il y a maintenant des pédiatres, des infirmières, des travailleurs sociaux, des éducateurs, des psychologues spécialisés en adoption internationale. Heureusement, car en dépit des apparences, les adoptés ne sont pas tout à fait des enfants comme les autres. Bien sûr, nos filles jouent à la poupée, raffolent de la neige, rigolent, mangent comme des défoncées. Mais elles continuent, près d’un an après leur arrivée, à se demander si elles resteront avec nous pour toujours, si elles seront renvoyées à l’orphelinat en Haïti ; bref, si tout cela va durer.
Nous avons bien vu, dès le premier repas, que Nathalie sortait de table avec une petite poignée de riz dans la main — on ne sait jamais. Erika, elle, grognait un « meuh » qui pouvait signifier oui ou non — on ne se mouille pas. À la seule vue de l’auto ou des vêtements d’hiver, elles craignaient qu’on ne les ramène à l’aéroport. La présence des grands-parents ? Quand on ne sait pas ce qu’est un parent, on a peur qu’ils nous emmènent avec eux !
De tous les mythes sur l’adoption, le plus grand est celui qui dit que « l’amour aura raison de tout ». Quelques lectures et une formation d’une journée avec une travailleuse sociale spécialisée en adoption internationale nous ont vite convaincus que l’amour ne suffirait pas. En fait, l’amour finit par se pointer si les adoptants relèvent avec brio quatre défis : devenir parents, prendre soin de la santé de l’enfant, l’aider à surmonter le traumatisme de l’abandon et créer un lien d’attachement.
Passons vite sur le premier défi : devenir un parent, biologique ou adoptif, ça change une vie ! Tous les parents vivent la même chose. Mais tous n’ont pas — heureusement ! — à s’occuper de problèmes de santé.
Les enfants adoptés à l’étranger souffrent presque tous, à divers degrés, de parasites ou de malnutrition. Certains sont atteints du syndrome d’alcoolisme fœtal (50 % des enfants des pays de l’Est), d’une intolérance au lactose (presque tous les enfants du tiers-monde). Coup de bol, les nôtres arrivaient d’un orphelinat bien tenu : elles y étaient nourries convenablement et, avons-nous appris plus tard, buvaient un verre de lait chaque soir. De sorte que nous n’avons eu à traiter qu’une giardiase (parasitisme intestinal) et une teigne un peu tenace.
Les premières semaines, notre quotidien fut marqué par des mesures d’hygiène visant aussi bien à nous protéger qu’à soigner les jumelles : lavage des mains régulier ; désinfection de la baignoire après chaque bain ; lavage fréquent des draps ; déjeuners, dîners et soupers à base de riz (ça réduit les diarrhées). On a vite mesuré l’importance d’avoir un pédiatre familier avec cette réalité !
L’abandon de leurs parents et le retrait de l’orphelinat ont été pour nos filles autant d’arrachements. Nombre d’enfants en meurent, littéralement. Les nôtres ont survécu au traumatisme, mais elles ne faisaient confiance à personne à leur arrivée. Surtout pas aux femmes. Pas facile à vivre pour une mère.
Ce sera d’autant plus difficile — voire impossible — pour l’enfant de faire confiance si un lien d’attachement n’a pas été noué dans les premiers mois de sa vie. Dès les années 1940, le psychanalyste britannique John Bowlby soutenait que le comportement d’un adulte était influencé par la qualité de ce lien créé avec sa mère lorsqu’il était bébé. Dans les années 1980, le tomodensitomètre a montré que le manque d’attachement en bas âge modifiait jusqu’à la morphologie du cerveau.
L’attachement s’avère, en fait, un processus neuropsychologique complexe, qui n’a que très peu à voir avec l’amour. « C’est d’abord une question de confiance », nous avait expliqué la travailleuse sociale Johanne Lemieux, lors de notre rencontre préparatoire. Il apparaît entre l’âge de 9 et 12 mois, lorsque l’enfant établit un lien fort avec sa mère ou avec les adultes (rarement plus de deux) qui s’occupent de lui. Un lien sainement formé lui permettra de faire confiance à l’adulte et d’étendre cette confiance à d’autres personnes. Si ce processus est perturbé par un abandon, une négligence ou parce que trop d’adultes s’occupent de lui, l’enfant aura du mal à faire confiance par la suite. C’est ce qui explique que presque tous les enfants adoptés se méfient des adultes, et au premier chef de leurs parents adoptifs.
Encore là, nous avons été plutôt chanceux. La première fois que nous avons conduit nos filles chez le médecin, elles se sont réfugiées dans nos bras, terrorisées. « Bon signe », nous a confirmé le pédiatre, Jean-François Chicoine, spécialiste en adoption internationale à l’Hôpital Sainte-Justine. Leur mère leur avait fait traverser avec succès cette période critique que sont les premiers mois de la vie.
Mais Nathalie et Erika n’étaient pas prêtes pour autant à nous adopter !
Pour gagner leur confiance, il nous fallait être « enrobants mais fermes », pour reprendre les termes du pédiatre. Ce qui veut dire faire un câlin dès qu’une angoisse se pointe et beaucoup les rassurer, mais maintenir une discipline d’adjudant-chef. Se lever la nuit au premier cri, mais être inflexibles concernant le lavage des mains, l’obligation de manger leurs légumes, de rester assises pendant les repas, etc. Johanne Lemieux, la travailleuse sociale, nous avait prévenus : « Les enfants adoptés ont besoin de règles pour arriver à croire que leur nouvelle famille est une entreprise viable. Ils ont besoin de faire confiance à leurs parents avant de les aimer. »
Le piège est de croire que l’enfant n’a pas de problème parce qu’il semble sans difficulté apparente. Parfois, il est difficile de décoder les comportements. Chez nos filles, c’était à qui serait la première à dresser la table, à ramasser les jouets ou à plier le linge ! Au début, nous les encouragions, croyant renforcer leur sentiment d’appartenance à la famille et la « structure ». Nous avons vite compris notre erreur : il fallait plutôt les convaincre que ce n’était pas nécessaire d’agir ainsi pour que nous les aimions. Tout un contrat de déprogrammation !
Nous leur avons redit tant et plus que nous les aimions, que nous n’allions pas les abandonner. Pendant des mois, chaque fois qu’une personne se présentait à notre porte ou qu’un étranger leur parlait, les filles fondaient en larmes ou se réfugiaient dans nos bras. Toujours, nous ressortions ce credo : « Il veut vous voir, mais il ne veut pas partir avec vous. Vous êtes les filles de maman et de papa. »
L’un des gestes les plus importants pour bâtir la confiance : nourrir l’enfant. Ce lien doit être exclusif. Pour les plus vieux, qui tiennent leur fourchette et leur couteau, il faut déjeuner, dîner et souper en famille, et les servir. À la demande de nos filles, nous leur avons même donné le biberon à quelques reprises et les avons fait manger nous-mêmes. Elles sont vite passées à autre chose.
N’allez pas croire que ce fut la crise permanente ! Plutôt une série de petits tests. Et des enfants, tout traumatisés qu’ils soient, demeurent des enfants. Nous nous sommes donc beaucoup amusés. D’entrée de jeu, je me suis lancée dans une autoformation accélérée en stylisme pour cheveux crépus. Au fil des mois, mes tentatives plutôt maladroites ont fait place à des matinées « salon de beauté » fort agréables.
L’homme de la maison, lui, a redécouvert les joies du casse-tête. Et il a instauré un rituel d’épluchage des journaux : les filles sont folles des cahiers publicitaires, qu’elles font semblant de lire pour nous imiter ! Elles ont vite pris goût à l’hiver. Dès le premier mois, elles savaient patiner ! Et les travaux d’agrandissement de la maison, qui ont duré d’avril à juillet, ont donné lieu à une série presque sans fin d’émerveillement sur le thème : « Oh ! le beau trou. »
Signe de leur confiance ? Elles ne ramassent plus volontairement leurs jouets, ne plient plus le linge, font semblant de ne pas nous entendre la moitié du temps — et il faut que je m’en réjouisse ! À mesure qu’elles nous font confiance, elles surmontent leurs angoisses et leurs phobies.
Lorsqu’on adopte, de nombreuses décisions doivent être prises à propos du passé. Et c’est particulièrement vrai pour des enfants plus âgés, qui arrivent en fratrie. Ainsi, faut-il conserver les prénoms originaux ou pas ? Certains intervenants en adoption le croient préférable, pour adoucir l’arrachement à la culture d’origine et aider à constituer l’identité. D’autres disent qu’un nouveau prénom renforce l’appartenance des enfants aux parents adoptifs.
Nous avons choisi le deuxième camp. Nos filles se prénommaient Guirlène et Guirlande. Dès le jour 2, elles sont devenues Erika-Guirlène et Nathalie-Guirlande. Au jour 3, c’était Erikalène et Nathalilande. Et au jour 4, c’était réglé. À Noël, Erika et Nathalie ne voulaient plus entendre leur ancien prénom. Et aujourd’hui, elles sont très fières lorsqu’elles rencontrent une autre Nathalie ou une autre Erika.
Il n’y a pas si longtemps, les parents adoptifs essayaient de faire table rase du passé, pensant qu’ils devaient l’oublier pour s’adapter au présent. Après, ce fut l’autre extrême, et de nombreux parents ont cru qu’il fallait garder le plus de liens possible avec la culture d’origine. D’où les chambres décorées de bouddhas et les parents qui se sont mis au créole… Aujourd’hui, les experts prônent une méthode « mixte ». Les enfants ont besoin de comprendre ce qui leur est arrivé et de l’intégrer à leur nouvelle vie. Il ne faut surtout pas que le passé devienne un tabou ! Mais pas question de les y replonger constamment.
Nous discutons librement, souvent devant des invités, de l’orphelinat, de « maman Roseline », comme on désigne leur mère biologique. Sur les conseils du pédiatre, nous avons offert à chacune une « boîte de racines », avec des photos et d’autres objets de leur vie antérieure — jusqu’aux cuillères en plastique de l’avion ! Quand les filles le demandent, nous sortons leur boîte et ressassons des souvenirs.
Le hasard nous a fait nous demander bien vite s’il fallait ou non exposer les jumelles à leur passé : une petite amie de l’orphelinat vit maintenant... à six rues de chez nous ! Nous avons organisé une rencontre, pour constater que ces trois-là ne sont pas des amies ordinaires. Quand Michaëna est venue coucher à la maison, récemment, elles ont évoqué l’orphelinat pour la première fois depuis le début de l’été. Mais bof…
Dès le départ, nous nous sommes félicités d’avoir adopté en Haïti plutôt qu’en Chine, en raison de la langue : 80 % du vocabulaire créole vient du français. Si bien que nous avons pu faire comprendre tout de suite nos consignes de base. Six mois après leur arrivée, nos filles ne parlaient plus que le français entre elles !
Notre petite famille des Nations unies fait tourner bien des têtes dans le voisinage et suscite des compliments parfois délirants. Certains posent des questions indiscrètes, parfois devant les jumelles. « Vous n’avez pas pu adopter des enfants plus jeunes ? » Il faut vite réparer les pots cassés. Rebonjour le credo !
L’autre « compliment » qui blesse, c’est : « Bravo d’avoir donné une chance à ces enfants. » Très peu de parents adoptent pour des raisons purement humanitaires. Ils le font principalement par envie de fonder une famille. Et une fois que nous nous sentons indispensables à nos enfants, c’est nous qui nous estimons chanceux de les avoir.
Deux mois après l’arrivée des filles, nous sommes sortis au restaurant en famille. Une dame dans la soixantaine est arrivée d’une table voisine. Elle s’est jointe à leur jeu de cache-cache, se camouflant sous la table. En partant, elle nous a fait un clin d’œil : « Vous savez, elles seront toujours vos bébés. » En voilà une qui nous a pris pour ce que nous sommes : une famille comme les autres.
par Julie Barlow publié dans L'actualite.com le 23 janvier 2009
Source : http://www.afqa.org/
1 commentaire:
quel histoire...que d'aventures...
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